Après plus d’un mois passé en quarantaine, Atypic souhaite partager des nouvelles de ses causes question de voir comment les uns s’adaptent, ou encore, comment les autres trouvent de nouveaux moyens de mobiliser leur communauté. Merci à tous ceux qui ont accepté de répondre à nos questions pour la rédaction de ces articles!

Entrevue avec France Dupuis, administratrice de L’Autre Escale.

Atypic : On entend beaucoup parler des difficultés qu’éprouvent les femmes victimes de violence conjugale depuis le début de la crise, notamment, parce que pour elles, contrairement à la plupart d’entre nous, le confinement n’est pas synonyme d’un lieu sécuritaire. Qu’en est-il?

France Dupuis : En temps normal, sans confinement, la maison n’est pas un lieu sécuritaire pour les femmes et les enfants lorsque des actes de violence sont exercés à leur endroit. Mais tout acte de violence n’étant pas nécessairement physique, ce sont toutes sortes de moyens pour exercer un certain contrôle qui sont employés par les agresseurs : l’emploi du temps, les appels téléphoniques, les liens familiaux, la durée d’un échange, le fait que le repas n’est pas prêt à l’heure demandée, que les vêtements ne soient pas lavés ou encore la façon d’éduquer les enfants; tout peut être contrôlé, dénigré ou remis en question. En plus de la violence verbale et psychologique, le climat qui est instauré dans la maison peut aussi être ponctué d’objets lancés sur les murs, de cris, d’invectives, de menaces et d’assauts physiques. Et lorsqu’il y a féminicide ou intervention policière à la suite d’un appel au 911, il arrive très, très souvent que l’on entende les voisins se dire surpris et étonnés d’apprendre que de tels événements aient pu se produire alors que le père semblait pourtant si aimant et attentionné, et qu’il semblait être un bon père de famille qui s’occupait bien de ses enfants. Un si bon voisin toujours prêt à rendre service!

A : Donc j’imagine qu’en ajoutant un facteur de confinement, c’est pire que jamais et que le contrôle devient des plus total?

FD : Est-ce pire? Je ne saurais l’affirmer ou l’infirmer, car le fait est que les voisins qui ne voyaient pas, auparavant, ne voient pas plus aujourd’hui et ne se méfient donc pas plus qu’en temps normal.

Ce qui m’apparaît beaucoup plus inquiétant aujourd’hui, en considérant que les situations de violence sont toujours inquiétantes, c’est l’effet que peuvent avoir les nombreux messages d’urgence véhiculés dans les médias et qui invitent les femmes « à fuir » ou « à composer le 911 ». Même si ces messages sont bien intentionnés, ils ont l’effet contraire de ce qui est escompté, car si celles à qui ils s’adressent peuvent l’entendre, leurs agresseurs aussi! Et ce qui se veut être un conseil pour les unes devient alors une leçon pour les autres. Les agresseurs ne sont pas dupes : ils comprennent l’urgence de priver leur conjointe de tout moyen de communication, que ce soit le téléphone, le cellulaire ou l’internet.

Ainsi, si certaines n’ont pas d’autre choix que de quitter avec l’aide de voisins ou en usant de stratagèmes pour faire le 911, d’autres songeront qu’il vaut mieux attendre la fin du confinement, le retour au travail du conjoint et le retour des enfants à l’école pour planifier un départ sécuritaire.

A : L’Escale pour Elle est une maison d’hébergement pour les femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants. Avez-vous tout de même remarqué une recrudescence du nombre d’appels ou de courriels reçus pour prendre contact avec vous?

FD : Il faut savoir que la principale porte d’entrée chez nous est la ligne 24/7 de SOS Violence conjugale, qui joue un rôle de répartiteur entre les ressources disponibles. Comme L’Escale pour Elle a une capacité de seulement 12 femmes et enfants, toutes nos chambres étaient occupées lorsque le confinement a commencé. Comme nous ne pouvions pas offrir d’espaces à ce moment-là, on ne peut pas dire que nous avons été sollicités plus qu’à l’habitude. Mais depuis, deux familles ont réussi à emménager dans un nouveau logement grâce à des unités de débordement qui ont été créées sur le territoire de l’île de Montréal par différents partenaires en violence conjugale et les CIUSSS. Car, autre problématique, depuis environ un an, la crise du logement à Montréal crée un problème de manque de places dans les maisons d’hébergement : la difficulté pour les femmes d’avoir accès rapidement à un logement abordable rallonge la durée de leur hébergement dans des maisons comme la nôtre.

Cela dit, depuis l’annonce de nos disponibilités, oui, il y a des demandes qui entrent. Déjà, deux nouvelles familles seront accueillies chez nous lorsqu’elles auront passé à travers la quarantaine réglementaire de 14 jours, qui se fait dans un lieu tenu confidentiel par les services publics. Cette nouvelle quarantaine obligatoire n’est pas facile à accepter pour des femmes qui ont été confinées depuis plusieurs semaines, voire séquestrées par leur conjoint. Pour vous dire, lorsqu’elles prennent connaissance de ces conditions préalables, certaines femmes se désistent : « merci, mais je vais me débrouiller autrement ».

Enfin, il se pourrait que SOS Violence conjugale reçoive davantage d’appels qu’à l’habitude, car SOS reçoit aussi un grand nombre d’appels de femmes seules en difficulté (par exemple, des femmes mise à la porte par leur propriétaire, des toxicomanes ou d’autres aux prises avec des problèmes de santé mentale). Auparavant, ces femmes avaient accès à des ressources qui, en raison de la pandémie, ont restreint leurs capacités d’hébergement.

A : Donc je comprends que la baisse du nombre de coups de téléphone n’a rien à voir avec une amélioration de la situation?

FD : Au Québec, une femme sur quatre est victime de violence. On pense souvent à la violence physique, mais derrière chaque porte, il peut y avoir une violence insidieuse qui prive et qui dépossède. La personne qui en est l’objet se voit ainsi privée de toute liberté d’agir, de penser ou d’être. Nous sommes plusieurs à penser que les demandes seront très nombreuses lorsque le confinement sera levé.

A : En plus des services d’hébergement, L’Escale pour Elle offre également un soutien sociojuridique. Est-ce que la crise ralentit l’état du service juridique?

FD : Je dirais que la crise a mis une pression plus grande sur la dimension sociojuridique de notre travail. Je ne dirais pas qu’elle la ralentit, mais plutôt qu’elle la complexifie et qu’elle l’alourdit. Cette crise offre à des ex-conjoints violents l’opportunité de contourner, d’interpréter et de manipuler les règles mises en place dans des jugements. Par exemple, certains refusent de rendre les enfants à la mère, édictent de nouvelles règles et contournent les jugements. Il s’agit là de détention illégale des enfants, ce qui crée une grande détresse chez les mères et chez les enfants qui ne savent pas quand ou s’ils se reverront.

Comme les tribunaux ne traitent que les cas urgents en ce moment, il faut alors faire des requêtes en urgence pour tenter de régler ces situations. Pour des mères qui n’ont pas accès à de l’aide juridique, la facture peut être très salée, soit près de 5 000 $ pour une seule requête, et ce, simplement pour faire respecter un jugement. Et, le plus révoltant dans tout ça c’est non seulement qu’il n’y aura pas de conséquences pour le père, mais que tout sera à recommencer lors de son prochain droit d’accès! Et si vous vous posez la question, la mère ne peut pas appeler les policiers, car ceux-ci n’interviennent pas dans le cas de situations qui relèvent du civil. Ce type de suivi sociojuridique demande donc beaucoup de patience, mobilise énormément d’énergie et est générateur d’un sentiment d’impuissance avec lequel il faut vivre.

A : C’est tout à fait révoltant en effet! L’Escale pour Elle est une maison d’hébergement, mais il y a aussi L’Autre Escale qui elle, offre des services spécialisés aux jeunes victimes de violence conjugale. Ces services sont-ils maintenus? Comment se portent ces jeunes en ce moment?

FD : Tous les enfants et toutes les mères continuent d’être accompagnés par leur intervenante. Les interventions se font par téléphone, FaceTime ou Skype. Avec les enfants, l’utilisation de ces moyens a permis de développer une nouvelle approche, de nouveaux outils et de nouveaux jeux, qu’ils semblent apprécier.

Les nouvelles demandes sont traitées de la même façon, car il n’y a pas de rencontres dans nos locaux en moment. D’ailleurs, le télétravail a été mis en place pour nous permettre de continuer de faire notre travail sur une base quotidienne… jusqu’à ce que la situation revienne à la normale.

A : Enfin, y a-t-il un dernier message que vous aimeriez passer?

FD : En ces temps de pandémie, il faut faire attention à la façon dont on présente les informations dans les médias et autres réseaux. Il faut éviter de faire augmenter les risques pour les femmes qui sont déjà en contexte de violence conjugale. Rappelons-nous que tout ce qui est diffusé est également capté et décodé par les agresseurs à qui cela fournit des pistes pour maintenir et resserrer leur contrôle. Je comprends la bonté du geste de vouloir alerter la population en demandant aux gens d’être attentifs au voisinage, mais il ne faut surtout pas que « cette aide » nuise aux premières concernées.

L’Escale pour Elle est une maison d’hébergement qui se veut un lieu chaleureux et sécuritaire offrant des services d’aide confidentiels et gratuits qui répondent aux besoins physiques, affectifs et sociaux des femmes victimes de violence conjugale et de leurs enfants.

L’Autre Escale est un organisme communautaire dont les services sont spécifiquement dédiés aux enfants, adolescents et adolescentes exposés à la violence conjugale et à la violence post-séparation, ainsi qu’à leurs mères.

Visitez les sites de L’Escale pour Elle et L’Autre Escale pour plus de détails.

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Article rédigé par Pascale Dudemaine.

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